Le monde à l’envers (du décor)

L’envers du décor: Chronique des coulisses de la culture (1/10)
Série publiée dans le Tageblatt

L’envers du décor, c’est ce qui se dissimule derrière les apparences, la réalité cachée d’une situation. L’image provient du monde du spectacle où, sur scène, tout paraît parfaitement orchestré, tandis que derrière le rideau, dans les coulisses, règnent travail, stress et imprévus, une réalité souvent très différente de celle perçue par le spectateur. Et, à vrai dire, cette illusion d’une réalité qui fonctionne à merveille n’est pas seulement maintenue sur scène, mais aussi dans la scène, c’est-à-dire dans le milieu culturel et la politique dans le secteur. Chacun y joue son rôle, on soigne les apparences, on a appris son texte, chacun sait quand c’est à lui et surtout quand il s’agit de garder le silence.

À travers cette chronique mensuelle sur les coulisses de la culture, je souhaite emmener le lecteur dans l’envers du décor pour dévoiler les contradictions du système, discuter des rapports de force souvent malsains et révéler la face cachée du monde culturel luxembourgeois, en partageant une perspective d’initié sur les défis, les tensions et les vérités souvent ignorées par le grand public et les décideurs. Je vais m’efforcer de proposer des pistes pour des améliorations dans l’intérêt de la création, elle qui devrait être la priorité de toute politique culturelle.

Le terme culture, dans ce contexte, ne désigne pas la culture générale, ensemble des phénomènes caractérisant une civilisation, mais le secteur culturel centré sur la création artistique et ses acteurs. On pourrait penser que dans ce piccolo mondo constitué d’artistes, artisans et intellectuels, la remise en question et la culture du débat seraient des pratiques courantes et bienvenues. Ce n’est pas le cas. Les sensibilités sont accrues et les égos inégaux et les très rares activistes qui pratiquent le franc-parler se retrouvent souvent dans le rôle d’un Don Quichotte, qui se bat contre des adversaires dont on aimerait lui faire croire qu’il s’agit d’inoffensifs moulins à vent. Mais qui se cache derrière ces moulins, à qui appartiennent-ils, qui sont les travailleurs qui les font tourner, qui fournit le grain et qui achète la farine et à quel prix? 

C’est justement le manque de Streitkultur dans notre pays de cocagne qui est à l’origine de cette série sur les défis dans la politique culturelle. Et quand on dit politique, on ne parle pas seulement de celle d’un gouvernement ou d’un ministère, mais du rôle que tous les acteurs devraient y jouer. Car c’est à la politique, à l’action culturelle, de créer un cadre bienveillant dans lequel les arts et la culture peuvent évoluer et, au-delà, d’identifier les challenges, de définir les priorités et de fournir les incitations nécessaires pour faire émerger une création pertinente et durable. Permettre, faciliter et même encourager la liberté artistique. Une liberté qui est en même temps un devoir, la mission élémentaire de l’artiste de tendre le miroir à la société dans laquelle il évolue, la pertinence de l’impertinence. Plus que jamais, l’affrontement des idées doit se faire dans les arts et la culture, non pas sur le champ de bataille.

Le milieu culturel où ces combats pacifiques devraient avoir lieu est constitué de différents groupes d’acteurs qui interviennent dans la production et la consommation des arts et de la culture et parmi lesquels il devrait y avoir une hiérarchie naturelle. Le public est sans doute l’acteur le plus important: pas de spectacle sans spectateurs. C’est lui qui devrait définir ce qui se passe en culture, à travers ses choix et son financement, que ce soit à la caisse ou au bureau d’impôts. Ensuite ce sont les artistes, les créateurs, comme ce sont eux qui produisent les contenus de la culture. Et les artistes ont besoin des autres métiers de la culture, des artisans et travailleurs culturels qui agissent dans les coulisses. Ensuite, ce sont les gérants, administrateurs et décideurs dans les structures culturelles, qui encadrent la création et créent le contexte nécessaire pour la rencontre entre créateurs et publics. Finalement, il y a les décideurs politiques et leurs administrations, qui gèrent les fonds destinés à la culture que le public leur accorde pour répondre aux besoins de la société dans ce domaine.

En réalité, cette hiérarchie est totalement inversée, notamment lorsqu’il s’agit de la création financée ou subventionnée par l’État, qui représente de loin la plus grande part du gâteau. Ici, le public est le dernier des soucis des autres acteurs, il n’intervient pas dans la politique culturelle, c’est un groupe d’intérêt qui n’est pas organisé et se contente de consommer ce qu’on lui sert: Et gëtt giess wat op den Dësch kënnt! Les recettes qu’il génère aux caisses ne constituent qu’une partie négligeable, souvent même ignorée, dans les budgets des productions. Quant à ses choix, ils rencontrent fréquemment un certain dédain dans le secteur où, par snobisme et élitisme, on n’apprécie guère ce qui est populaire. Les artistes-créateurs, eux, se retrouvent sur le deuxième échelon. Ils sont en général les moins bien rémunérés du secteur et vivent, en tant qu’indépendants, en constante insécurité, souvent dans le non-respect du droit de travail. Cet isolement à l’intérieur du système et la dépendance envers les décideurs font qu’ils ne participent pratiquement pas aux décisions sur les sujets à traiter dans la culture qui sont plutôt définis par des directeurs artistiques et des comités qui formulent les programmes d’aide à la création. Quant aux artisans et travailleurs culturels dans les coulisses, ils sont habituellement mieux rémunérés et on souvent de véritables contrats de travail, pratiquement inexistants auprès des artistes. Dans une meilleure situation encore sont les employés dans les administrations des structures culturelles qui, pour la plupart, ont des salaires fixes et des contrats à durée indéterminée. Ils ont aussi un grand pouvoir de décision sur les contenus de la création. Et tout en haut de l’échelle, on retrouve le ministère de la culture, avec ses administrations et ses programmes de subventionnement public. Ces serviteurs du public aiment affirmer qu’ils n’interviennent pas dans les contenus artistiques, ce qui est une contre-vérité. Si le pouvoir public ne dicte en effet pas directement la teneur de la création, ce sont ses choix en matière de subventionnement, la formulation de ses appels et programmes et les missions définies dans sa politique qui lui donnent pourtant le droit de vie et de mort sur les projets artistiques. 

L’inversion de la hiérarchie naturelle dans le secteur culturel est un dérèglement fondamental dans le fonctionnement de la culture, elle est à l’origine de bien d’autres anomalies systémiques et nécessite une action conséquente. Elle se manifeste non seulement dans la rémunération, la sécurité sociale et les conditions de travail, mais aussi, et surtout, dans le respect interpersonnel et la prise de décision concernant les contenus culturels. Cette perversion des relations entre les acteurs est si profondément enracinée qu’elle est souvent acceptée inconsciemment et rarement remise en question. Pour y remédier, et à défaut d’une révolte des artistes, il est crucial de commencer par une prise de conscience collective, suivie d’une réflexion sur des solutions innovantes pour rétablir l’équilibre et replacer les créateurs et leur public au centre de l’action culturelle. Dans les arts, tout repose sur la dynamique entre l’artiste et le public. Tous les autres acteurs gravitent autour de ce tandem essentiel. Il est donc impératif d’améliorer les conditions de travail des artistes et assurer leur indépendance, tout en prenant en compte les véritables besoins du public. Tant que cela ne sera pas fait, nous continuerons à vivre dans un monde à l’envers, dans l’envers du décor.

Serge Tonnar