Mesdames,
Messieurs,
Avec le projet d’amendements gouvernementaux au projet de loi n°7924, introduisant entre autres le régime dit 2G dans l’ensemble des activités et établissements dits « de loisir », ainsi que dans le sport et la culture, le gouvernement introduit, avec l’accord du Conseil d’État, des mesures qui réduisent ou interdisent l’accès à la culture aux personnes qui ne répondent plus aux nouveaux critères. Le Conseil d’État luxembourgeois marque son accord avec la disposition en question, avec la justification suivante notamment :
Le Conseil d’État estime que le régime Covid check ne constitue pas une ingérence disproportionnée dans les libertés individuelles, notamment en ce que l’intrusion dans la sphère privée se limite à conditionner l’accès à des activités de loisir, donc ni essentielles ni appartenant à la sphère des droits fondamentaux.
https://conseil-etat.public.lu/fr/avis/2021/Decembre2021/08122021/60857.html
En tant qu’humaniste, artiste et activiste culturel, je ne puis demeurer sans réaction face à cette mesure, qui révèle la valeur que nos dirigeants semblent dorénavant vouloir accorder aux loisirs, donc à toutes les activités qui font le vivre-ensemble du peuple. Parmi les secteurs touchés, je me dois de relever celui de la culture, qui n’est d’ailleurs pas qu’un simple secteur de la société, mais constitue tout ce qui nous définit en tant que civilisation : nos langues, us et coutumes, nos lois, nos sciences, nos croyances et convictions philosophiques et morales, nos arts et métiers … Le Conseil d’État, le Gouvernement et la Chambre des Députés même sont des produits de notre culture, tout comme la langue, dans laquelle ils expriment leurs textes.
Définir ce qui est essentiel dans une société est une entreprise subjective, je ne m’attarderai pas trop sur ce point. Je me demande pourtant si l’introduction d’un régime qui exclut une partie de la population, est vraiment l’unique solution à ce point ? N’aurait-on pas pu recommander des mesures sanitaires tout aussi efficaces et moins discriminatoires ? Est-ce vraiment le moment d’exclure de plus en plus, au lieu de s’engager en toute conséquence pour plus de dialogue et l’inclusion de chacun ? Quelles libertés essentielles laisse-t-on au peuple, si toutes celles liées aux loisirs ne le sont plus ? Est-ce que le travail est le seul droit qui nous reste ? Mais pourquoi travaille-t-on alors ?
Ce qui m’a cependant franchement laissé sans voix et me force à la lever aujourd’hui, c’est l’affirmation implicite, dans un document d’une des plus hautes et respectueuses instances de notre pays, que la culture n’est pas un droit fondamental, et que limiter son accès serait donc justifiable sans autres arguments. Soulignons que la loi en question ne fera pas que conditionner l’accès à la culture et à tous les loisirs, comme le fait penser le texte, mais bel et bien l’interdire à une minorité (qui d’ailleurs n’a rien à se reprocher au point de vue légal). Il n’est même pas demandé au gouvernement de garantir une autre forme d’accès à la culture pour ceux qui seront désormais exclus. Même si les droits culturels ne sont pas expressément exclus des droits fondamentaux, la culture est traîtée comme les activités ni essentielles ni appartenant à la sphère des droits fondamentaux.
Disons-le haut et fort : la culture et l’accès à la culture font partie des droits les plus fondamentaux de notre civilisation, et sont inscrits dans la Déclaration universelle des droits de l’homme (Article 27) :
Toute personne a le droit de prendre part librement à la vie culturelle de la communauté, de jouir des arts et de participer au progrès scientifique et aux bienfaits qui en résultent.
https://www.un.org/fr/universal-declaration-human-rights/
D’ailleurs, la Chambre des Députés (donc nous, le peuple) prévoit d’introduire, avec l’accord du Conseil d’État, le droit à la culture dans notre Constitution. Dans sa proposition de révision du chapitre II de la Constitution, dédié aux droits et libertés, elle propose d’introduire de nouveaux objectifs à valeur constitutionnelle qui imposeront à l’État, entre autres, de garantir l’accès à la culture et le droit à l’épanouissement culturel et promouvoir la protection du patrimoine culturel.
https://www.chd.lu/wps/portal/public/Accueil/Constitution/QuatreTextes/DroitsLibertes
Le Plan de développement culturel aussi, qui est la feuille de route que le Luxembourg, et son gouvernement actuel, s’est donné en matière de culture jusqu’en 2028, souligne expressément le caractère essentiel des droits culturels :
Conformément à l’article 5 de la Déclaration universelle de l’UNESCO sur la diversité culturelle de 2001, les droits culturels sont donc indissociables des droits de l’homme et se définissent comme le droit d’avoir accès et de prendre part à la culture et d’en bénéficier. Il s’agit notamment du droit des personnes et des communautés de connaître, comprendre, visiter, exploiter, entretenir, partager et développer le patrimoine culturel et les expressions culturelles, et de bénéficier du patrimoine culturel et des expressions culturelles d’autrui.
Finalement, la Commission consultative des Droits de l’Homme, dans son avis sur le projet de loi en question, émet les observations suivantes:
La CCDH se doit cependant de rappeler encore une fois que le droit à la culture, le droit à l’épanouissement personnel ou le droit à l’inclusion sociale sont des droits humains importants. Elle met en garde contre une hiérarchisation de l’importance des différents droits humains. De plus, elle se doit de constater qu’il ne ressort pas clairement du projet de loi quelles activités seront considérées comme des activités de loisirs et/ou culturelles.
https://ccdh.public.lu/fr/actualites/20201/COV.html
Manifestement, l’État semble avoir opté pour la pression et la répression par la privation de certains droits. C’est déjà assez triste en soi. Mais en privant une partie de la population de leurs droits ancrés dans la Déclaration universelle des droits de l’homme, et de ceux que l’on souhaite introduire dans notre Constitution, on franchit le pas à ne pas franchir, ce qui doit inquiéter tout démocrate et humaniste.
En tant qu’adhérent inconditionnel aux droits culturels et aux affirmations formulées à leur propos dans les documents cités, on ne peut être que profondément bouleversé par l’amputation qu’on est en train de faire à ces droits. Comme je ne souhaite pas descendre dans la rue dans le climat actuel, je m’adresse à vous par voie de cette lettre ouverte, tout en me demandant par quelles autre voies démocratiques la société civile peut exprimer son opposition formelle à la manière dont sont traités les droits culturels aujourd’hui.
Veuillez agréer, Mesdames, Messieurs, l’expression de mes salutations les plus respectueuses.
Serge Tonnar
Artiste indépendant
Luxembourg, le 15 décembre 2021